lundi 9 novembre 2009

Pour un livre hybride (seconde partie) : Calaméo et ses publications interactives

Calaméo, créé par Jean-Olivier de Bérard et Mathieu Quisefit en 2008, est un site Internet qui propose à la fois de diffuser et de créer des publications interactives. Il est très facile d’y produire des œuvres visuellement réussies, on peut exporter des fichiers PDF, Word, Excel, PowerPoint ou provenant d’OpenOffice et ainsi constituer des documents flash aux formats variés : des magazines, des brochures, des catalogues de vente, des rapports annuels, des plaquettes de présentation, des livres d'art, des bandes dessinées mais aussi des romans et des partitions. Le document est publié sous la forme d’un « livre » numérique que l’on peut feuilleter, annoter et dans lequel on peut insérer des marque-pages. Les ouvrages disponibles sont consultables depuis n'importe quel navigateur. Il existe différents paramètres de personnalisation : il est possible de sélectionner la dimension, de choisir à quel endroit seront redirigés les clics effectués sur le lecteur et d’ajuster le défilement automatique des pages. L’utilisateur peut zoomer sur les documents, les télécharger, les imprimer, commenter et noter les publications. Le lien du document peut aussi être transmis aux potentiels lecteurs et être archivé dans le site. De plus, Calaméo offre un lecteur exportable qui permet d’intégrer les documents en version miniature dans tout blogue ou site Web. Il est disponible en plusieurs langues, à l’origine en français, anglais et espagnol, il s’est étendu aux domaines allemand, italien, portugais et japonais, et dernièrement au chinois, russe et coréen.

Si, à l'origine, Calaméo a été inventé pour permettre aux scientifiques de partager leurs données, il est aujourd’hui accessible à tous les utilisateurs. Il s’agit avant tout d’un site participatif qui, à la différence des services de Google et de la BNF, propose des oeuvres exclusivement apportées par les utilisateurs. Les posteurs doivent donc s'abstenir de diffuser des ouvrages protégés par le droit d'auteur sous peine de désactivation de leur compte. Un des objectifs est de créer une bibliothèque libre. Les utilisateurs doivent être enregistrés sur le site afin de pouvoir publier leurs documents, ils peuvent alors aussi constituer une bibliothèque personnelle de leurs publications préférées. Il est possible de souscrire à un abonnement payant pour avoir accès à plus de fonctionnalités. Les objets produits dans Calaméo ont un rendu excellent, la lecture en est fluide et confortable. La possibilité d’insérer des images, des liens et même des vidéos rend le projet particulièrement intéressant. L’interface est facile d’accès du point de vue de la création comme du point de vue de la lecture.

Ainsi, si le Vook n’avait du livre que ses trois dernières lettres, Calaméo nous met face à une autre problématique. Nous avons en effet affaire sur ce site à des « livres » dont on peut tourner les pages, entendre le froissement du papier et auquel il ne semble manquer que l’odeur de l’encre fraîche. Cependant, Calaméo ne propose qu’une image numérique du livre, une figure du livre. Il s’agit d’un autre symbole de notre période de transition médiatique : le livre à l’écran, comme objet transitoire entre la culture du livre et celle de l’écran. Ce qui nous conduit à nous interroger sur le statut livresque des objets créés dans Calaméo. Curieusement, dans la présentation du site, il n’est question nulle part de livre, nous sont plutôt proposées des « publications numériques interactives ». S’il est vrai que la forme du livre peut apparaître tacitement à travers le mot « publication », l’absence de référence directe au livre dans le petit guide d’introduction (http://fr.calameo.com/, visite guidée) semble une piste intéressante dans le cadre de notre réflexion sur les livres hybrides. Ainsi, contrairement au Vooks, Calaméo ne joue pas de manière frontale sur la nostalgie du livre ; s’il en découle indéniablement, il ne l’énonce pas directement. Calaméo semble donc produire des figures du livre qu’il ne revendique pas, quand le Vook revendique son statut livresque alors que d’un point de vue médiatique il n’a rien du livre. Calaméo crée une forme de livre high-tech, qui intègre images, textes, sons et vidéos : une dimension multimédia propre à l’Internet mais étrangère au livre en tant que tel. Ce contenu interactif, pour fonctionner, pourrait résolument se passer de la figure du livre, qui est gadget dans le contexte de la publication numérique. Pour valoriser les œuvres et informations publiées il n’apparaît en effet aucunement nécessaire de mettre en scène des pages qu’on peut feuilleter du bout du curseur. Si la figure du livre subsiste ici c’est qu’elle appartient de manière indiscutable (et non discutée dans le cadre de Calaméo) à l’imaginaire et à la tradition de la publication. Toute publication semble encore sans valeur si elle ne résulte pas dans la production d’un livre, fut-il numérique. Cette logique est, dans le cadre de Calaméo, si tacite, si intégrée que les concepteurs du site ne semblent pas avoir ressenti le besoin de faire de références au livre. Le site parlera donc de « feuilleter interactif » ou de « lecture numérique ». Il s’agit finalement, et au dire des tenants de Calaméo de « publier avec classe », ou plus véritablement de produire un livre augmenté du clinquant technologique.


Calaméo et le Vook ont indéniablement des relations ambiguës à l’objet livre, une ambigüité symptomatique de la période dans laquelle nous vivons. Avec le Vook on a affaire à des éditeurs qui produisent des œuvres hypermédiatiques non assumées et revendiquées comme livre. Tandis qu’avec Calaméo on a affaire à des créateurs Web qui produisent des figures de livre mais ne revendiquent que leur statut numérique.

Reprenons la définition de la figure selon Bertrand Gervais :

Elle [la figure] ressemble à quelque chose que le sujet reconnaît d’emblée, elle a donc une dimension mimétique, que cette ressemblance soit d’origine iconique dépend de conventions. (…) Elle est pour le lecteur, pour tout sujet, un objet d’investissement et le résultat d’un processus d’appropriation. Elle existe uniquement intégrée à une dynamique où elle est à la fois foyer de l’attention et principe permettant à des significations de s’imposer et à des interprétations de se déployer. [1]

La dimension mimétique de la figure déployée est d’autant plus forte dans le cadre de Calaméo que l’on a affaire à une simulation du livre. La figure et la simulation se superposent ici de manière très intéressante. Simuler c’est feindre, adopter les attitudes et les comportements d’un être ou d’une chose. Il s’agit résolument d’une forme d’imitation, ici réalisée par un processus de modélisation numérique. Si Calaméo produit des figures du livre, par le recours à l’imaginaire du livre qui est présent du point de vue des concepteurs comme de celui des utilisateurs, il crée aussi une simulation de son objet. Simulation et figure ont des points communs tout à fait fascinants dans la mesure où toutes deux font appel à l’imaginaire et sont basées sur une absence. En effet, la figure reste toujours ancrée dans un imaginaire de la perte, qui est celle de l’objet qui la fonde. Une figure est un objet du monde dont la valeur sémiotique a été déplacée et réinvestie afin de refléter un travail de reconstruction. Si dans le Vook on retrouvait une figure du livre, nous n’avions pas affaire à une simulation du livre, contrairement à Calaméo. Le Vook faisait appel au livre, à sa figure, à son imaginaire, ou à son aura et se cachait derrière cela pour produire de l’hypermédia. Calaméo, lui, le simule. En faisant cela, il joue aussi de l’imaginaire du livre mais sa démarche à d’autres implications : elle ne revendique pas directement la culture du livre, on l’aura vu, mais elle la numérise, joue de ses qualités, Baudrillard dans Simulacre et Simulation [2] dirait qu’elle annihile la « réalité » du livre. Par la simulation du livre, Calaméo propose en effet un double, tel que Baudrillard peut le théoriser dans ses analyses du clonage ou de l’hologramme :

De toutes les prothèses qui jalonnent l’histoire du corps, le double est sans doute la plus ancienne. Mais le double n’est justement pas une prothèse: c’est une figure imaginaire qui, telle l’âme, l’ombre, l’image dans le miroir hante le sujet comme son autre, qui fait qu’il est à la fois lui-même et ne se ressemble jamais non plus, qui le hante comme une mort subtile et toujours conjurée. [3]


Le double, la simulation de l’objet, est une figure de l’imaginaire, ce qui rejoint notre hypothèse d’une superposition de la figure et de la simulation dans le cadre de Calaméo. La figure et la simulation sont basées sur une absence. Les figures du livre selon Bertrand Gervais « (…) viennent signaler la perte anticipée du livre. Le livre s’y absente. Le livre y est déjà absent. »[4]. Si l’on met côte à côte la figure du livre et la simulation du livre comme un double dans Calaméo, les mots de Baudrillard prennent alors une grande résonnance :

Ainsi partout nous vivons dans un univers étrangement semblable à l’original – les choses y sont doublées par leur propre scénario. Mais ce double ne signifie pas, comme dans la tradition, l’imminence de leur mort – elles sont déjà expurgées de leur mort, et mieux encore que de leur vivant; plus souriantes, plus authentiques, dans la lumière de leur modèle, tels les visages des funerals homes. [5]

Il s’agit aussi de penser Calaméo comme quelque chose de plus souriant, plus authentique, dans la lumière de son modèle. Calaméo présente des livres d’aucun qualifieraient de cool [6], ou, comme nous l’avons dit plus haut, augmenté du clinquant technologique : des livres presque plus vrais que nature et dont les pages produisent plus de bruit en se tournant que le font normalement celles des livres de papier. Nous avons affaire dans une certaine mesure à des simulacres de livre, qui interrogent la disparition de leur objet fondateur. Si Calaméo produit résolument des simulations on peut se demander dans quelle mesure il s’agit d’un simulacre. Le procédé du simulacre est en effet différent de la simulation, d’abord parce qu’il ne copie pas l’original à l’identique, mais aussi parce qu’il s’en détache pour finalement le remplacer et en proposer une forme altérée. Si interroger le livre simulé dans Calaméo à la lumière du simulacre est intéressant, la question de son statut, entre simulation et simulacre, reste cependant ouverte, car chez Baudrillard, le simulacre est mortifère et il est difficile d’adhérer complètement et littéralement à cette proposition. L’existence de ce double, de cette simulation, est indéniablement le symptôme d’un bouleversement actuel du statut social et médiatique du livre, mais il semble, du moins pour le moment, prématuré de faire sonner le glas. Si ce double appartient à un imaginaire de la fin, tel que la figure du livre le sous-tend, ceci n’implique pas que cette fin se réalise. D’autant que nos sociétés ont connu d’autres périodes de transition médiatique, qui n’ont pas vu les anciens médias disparaitre complètement, il ne semble pas qu’il y ait véritablement de logique substitutive dans l’histoire des médias. Les qualités de fossoyeurs propres à Baudrillard écartées, nous restons tout de même face à la problématique de la simulation et de la figure du livre en hypermédia. Si l’objectif de cette série de réflexion est la recherche du livre hybride, il semble que ni le Vook ni Calaméo ne puissent convenir puisque, chacun à leur manière, ils évacuent fondamentalement, sinon l’existence du livre, une véritable réflexion sur son hybridation médiatique. Nous nous intéresserons dans le prochain délinéaire à Level 26 de Anthony Zuiker, qui, lui, propose un roman publié sous forme de livre, le vrai : en papier et en encre, mais mis en relation avec un site Web qui propose des vidéos... À suivre…

[1] Bertrand Gervais, Figures, lectures : logiques de l’imaginaire T. I., Montréal, Le Quartanier, 2007, p. 165.

[2] Jean Baudrillard, Simulacres et Simulation, Paris, Editions Galilée, 1981.

[3]Ibid., p. 145.

[4] Bertrand Gervais, Figures, lectures : logiques de l’imaginaire T. I., Op.cit., p. 159.

[5]Jean Baudrillard, Simulacres et Simulation, Op.cit., p. 24.

[6] Dans son essai The Rhetoric of Cool: Composition Studies and New Media, Jeff Rice propose une nouvelle rhétorique qu’il qualifie de “cool” pour comprendre les nouvelles pratiques de création et d’écriture dans le cadre des nouveaux médias. Jeff Rice, The Rhetoric of Cool: Composition Studies and New Media, Southern Illinois University Press, 2007.

1 commentaire:

F Bon a dit…

vraiment chapeau pour ce travail, Anaïs

et ça aidera peut-être les fondateurs de Calameo à nous débarrasser du Calameomiteux bruit de ferraille pour simuler les pages qu'on tourne

à noter que sur publie.net on rebricole nous-mêmes légèrement le petit script Calameo, la fonction "réseau social" qu'ils proposent étant redondante par rapport à notre site lui-même

une petite annexe pour comparer aux concurrents, Issuu (qui a bien progressé), Scribd (je trouve trop austère) etc ?

à noter qu'une grande part de la question c'est ce qu'on met à l'intérieur des tuyaux, par exemple pour ma part en ce moment feuilletoirs créés avec KeyNote

très important, dans ton article – bien dans la lignée NT2 – tout ce qui concerne l'abandon du référent livre

tu n'as pas évoqué modèle économique ? aurais aimé en savoir plus – pour notre part, on a dû être un de leurs premiers adhérents Premium

autre enjeu : concevoir nous-mêmes des feuilletoirs non Flash, c'est ce que développent l'immateriel-fr ou l'agrégateur de DeMarque au Qc

merci donc