Coup marketing ou nouvelle voie éditoriale ? Les maisons d’édition Simon & Schuster et Atria Books viennent de se lancer dans la publication de cinq textes accompagnés de vidéos, surnommés Vooks, mot né de la contraction des mots « video » et « book ». Alors que le marché des ebooks est en pleine expansion, les maisons d’édition regorgent d’inventivité pour renouveler les pratiques de publication et tâcher de séduire le lecteur contemporain. Ces vooks, ou livres hybrides, peuvent être téléchargés dans deux formats différents, pour Ipod Touch et Iphone (via l’Itunes store) ou pour lecture dans un navigateur Internet. Chaque œuvre coûte 6,99$ pour la version en ligne et 4,99$ pour l’application sur Ipod. Simon & Schuster propose trois manuels (de beauté, de cuisine japonaise et d’exercices sportifs) ainsi que deux fictions auxquelles nous nous intéresserons plus particulièrement : Embassy de Richard Doetsh et Promises de Jude Deveraux.
Nous avons fait l’expérience d’Embassy dans sa version sur Ipod Touch. Le roman de Richard Doetsh est un court thriller à propos d’une sombre histoire d’enlèvement ayant eu lieu dans l’ambassade de Grèce à New York. Les vidéos enchâssées au texte, réalisées par Michael Franchetti et Adad Warda, sont au nombre de 13 pour 21 chapitres et durent en moyenne une minute. L’Ipod offre la possibilité de lire le roman chapitre par chapitre avec les vidéos insérées dans le texte, mais on peut aussi voir les vidéos séparément les unes après les autres. La section « connect » propose des informations sur l’auteur, les réalisateurs, des liens vers leurs sites personnels et le site de l’éditeur, ainsi que vers les pages Twitter d’Atria et Vook. La dernière section « about » donne des renseignements sur la maison d’édition et les copyrights. Le roman s’avère assez facile à découvrir grâce à l’ergonomie de l’Ipod Touch et la qualité de l’image. Le lecteur avance dans les pages de texte en les faisant aisément glisser et déclenche les vidéos d’une simple pression.
Le récit débute directement sur une vidéo permettant de découvrir l’ambiance du roman : une femme et un homme marchent à vive allure dans les rues de New York qui s’éveille. Le bruit de leurs pas est accompagné d’une musique aux connotations inquiétantes. Advient alors un gros plan sur les menottes qui relient les deux individus. La lecture du texte peut alors débuter. Une lecture qui s’avère très vite laborieuse, et ce nullement en raison du dispositif multimédia, mais bien à cause du manque de qualité littéraire de l’œuvre. Au-delà du style médiocre, l’intrigue s’enlise rapidement dans une accumulation de situations stéréotypées et rocambolesques. Pour le plaisir : la jeune fille enlevée (Kate) s’avère être la fille du maire. Le policier en charge de l’affaire (Ryan) est le petit ami de celle-ci. Le kidnappeur (Jack) est le frère de Ryan. Leur sœur (mourante) est sur un bateau où une bombe menace d’exploser, tenue en otage par un magicien, ersatz houdinien. Ajoutez à cela des politiciens véreux et une antique pierre grecque aux pouvoirs surnaturels qui soigne le cancer, et vous aurez tous les éléments sinon d’un succès commercial, assurément d’un échec littéraire.
Toutefois, au-delà de cette contre-performance artistique, le dispositif ne s’avère pas complètement inintéressant. D’un point de vue technique, l’enchâssement des vidéos et le confort de lecture est remarquable. Le format court des vidéos est tout à fait approprié. Si leur insertion au sein de l’intrigue mériterait parfois d’être travaillée, elles offrent pourtant de belles possibilités. On concèdera à Embassy quelques trouvailles sympathiques. L’extrait de journal télévisé inséré dans le texte au chapitre 6 est intéressant, tout comme la vidéo de preneur d’otage insérée de manière « intradiégétique » au chapitre 2 :
« Jack just smiled as he reached in his pocket and withdrew a DVD, holding it out to Pappas :
« what the hell is that ? »
« pop it in, take a look. »
Papas walked over to the TV in the corner, turned it on, and inserted the DVD in the player. »
Ici les vidéos ne sont plus des illustrations redondantes du texte, simples enluminures high-tech, mais participent véritablement à la narration, à son appréhension, à sa progression tout comme à l’immersion du lecteur dans le dispositif.
Le style des vidéos mérite lui aussi quelques réflexions. Il est en effet frappant de constater que le gros plan est omniprésent, et que la plupart du temps, les acteurs se trouvent soit dans la pénombre, soit en contre-jour, soit filmés de dos, si bien qu’on ne peut jamais véritablement les voir de face. Pourquoi une telle approche cinématographique ? La principale explication qui vient à l’esprit est sans doute la volonté, de la part des réalisateurs, de laisser au lecteur la liberté d’imaginer les personnages, ce qui est le propre de la lecture de roman (du moins ceux qui ne sont pas illustrés). La pertinence de tels procédés est cependant très questionnable, particulièrement dans la mesure où l’auteur a dès le départ choisi d’insérer dans son texte des vidéos. Ces procédés filmiques semblent alors paradoxaux par rapport au médium vidéo, dont la propriété principale est bel et bien de montrer. La vidéo se met alors à imiter l’écriture dans ce qu’elle permet d'imagination visuelle et est ainsi amputée volontairement de la stimulation complète du sens qui la caractérise : la vue. Bien sûr, les images aussi ont un pouvoir de suggestion, tout comme le texte, mais quel est véritablement l’intérêt d’hybrider le texte à la vidéo si les deux médias sont en charge des mêmes procédés et s’imitent plutôt que de dialoguer ou de se compléter ? Voilà de quoi lancer le débat sur les possibilités de rendre plus efficace à la fois médiatiquement et littérairement le vook, qui n’est dans un premier temps pas tant un échec technique et médiatique, qu’un échec artistique.
On retrouve les mêmes problématiques dans Promises de Jude Deveraux, qui reste aussi un roman typiquement commercial avec intrigue amoureuse et découverte de cadavre. Moins invraisemblable qu’Embassy, le roman se situe en plein XIXe siècle, dans les plantations de la Caroline du Sud. La jeune Ethne, écrivaine à ses heures, est invitée comme institutrice dans une riche famille et pourrait constituer la femme parfaite pour le jeune fils encore célibataire. Le vook à été lu dans une version pour navigateur Internet, tout aussi ergonomique que celle pour Ipod. Quelques fonctionnalités y sont ajoutées. Au-delà des différents onglets d’informations, le lecteur a la possibilité de créer des marque-pages, d’ajuster la taille de la police et de choisir entre différentes mises en pages. Les vidéos durent elles aussi autour d’une minute et présentent à plusieurs reprises des petites séquences en noir et blanc, imitant le style des premiers films muets et narrant les aventures de Mr Ptolemy, personnage inventé par Ethne. Tout ceci serait charmant si nous n’avions pas affaire à un anachronisme flagrant : l’histoire se passe en 1800, bien avant l'invention du cinéma !
Inutile de s’attarder plus longtemps sur Doetsh et Deveraux et reprenons pour finir l’idée générale énoncée par Simon & Schuster et Atria. Nous venons d’acheter puis de lire des vooks, soit ce qu’on nous a annoncé être des vidéo-books. S’il y a certes des vidéos, on peut toutefois s’interroger sur la part livresque du produit. En effet, un vook n’est pas un livre, il n’a rien de ce qui caractérise ce média. Un vook est une œuvre textuelle numérique, hypermédiatique dirions nous au NT2, qui, si elle reprend certains codes propres au livre comme la typographie et la mise en page, n’en est pas un pour autant. La conservation de certains traits du livre, la figuration du livre (ou transformation du livre en figure), possède un intérêt certain pour la maison d’édition, qui ne peut être dupe de ses propres procédés. En effet, ceci aura indéniablement un effet « rassurant » sur le lecteur non initié à l’hypermédia, ou plus largement à la lecture à l’écran. Le public-cible du vook est indéniablement « le grand public », les acheteurs et lecteurs de livres (peut être devrions nous ajouter « livres commerciaux ») à qui on propose une « nouvelle » expérience, ou du moins une expérience annoncée sous les couleurs de la nouveauté. Mais pour un lecteur d’hypermédia, le vook n’est pas révolutionnaire, bien au contraire, il constitue un support hypermédiatique des plus rudimentaires. Les œuvres qu’il présente ne profitent des avantages du médium informatique qu’en surface et leur interactivité s’avère très limitée. Le vook représente en somme, un pas en avant vers le médium numérique, deux pas en arrière : un pour la littérature, deux pour l’attachement qui parait ici absurde au sacro-saint livre. La seule chose qui pourrait différencier le vook des œuvres hypermédiatiques (au-delà de la question de la qualité) réside sans doute dans les 6, 99$ qu’il est nécessaire de dépenser pour se connecter et enfin lire.
Si cette critique du vook peut sembler acerbe, il est toutefois nécessaire de lui concéder les avantages de son statut de médiateur vis-à-vis d’un public aux prises avec une période de transition des paradigmes médiatiques de diffusion du texte, aux prises avec le passage d’une culture du livre à une culture de l’écran. Cependant, remise dans le contexte de la création hypermédiatique, l’entreprise vook a peu de sens. Il s’agit d’une fausse révolution éditoriale dont on comprend cependant les intérêts financiers pour Simon & Shuster et Atria. Le vook reste toutefois un symbole intéressant, d’autant plus qu’il est sans doute aussi le symptôme d’un manque de connaissance à la fois de la part des éditeurs (quoi qu’on puisse se demander si celui-ci n’est pas feint ou ne tient pas à leurs œillères) et du grand public vis-à-vis des pratiques artistiques et hypermédiatiques qui sont au coeur du projet de recherche et de diffusion du NT2.
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