lundi 28 janvier 2008

Mémoire de Master 2 : House of Leaves de M.Z. Danielewski et l'hypertexte (introduction)

Le terme d’hypertexte a été employé pour la première fois en 1965 par Theodor Nelson. Ce dernier a découvert la capacité qu’avait l’ordinateur de créer et de gérer des réseaux textuels. Son projet : Xanadu, visait à créer une banque de données à laquelle tous les textes existant auraient été ajoutés, et où ils auraient été inter-reliés. Mais la paternité du concept d’hypertexte est le plus souvent attribuée à Vanevar Bush, dans son article intitulé « As we may think »[1]. Ce mathématicien propose une solution au problème de l’entreposage de l’information scientifique : le Memex –Memory extender– qui aurait permis de stocker, de consulter, d’annoter et de lier entre elles toutes les informations. Ce projet ne verra cependant, lui aussi, jamais le jour. Mais l’idée de Bush a su influencer ses successeurs jusqu’à la création du World Wide Web, ou Internet, qui permet à des milliers d’utilisateurs, dans le monde entier, d’accéder à des textes, ou hypertextes, non seulement pour en faire la lecture, mais également pour y intervenir en ajoutant des portions de textes et en créant de nouveaux liens. L’hypertexte est donc un texte composé de blocs de textes : un texte source et un texte cible, et des liens électroniques (hyperliens) qui les rattachent : « a text composed of block of words (or images) linked electronically by multiple paths, chains, or trails in an open-ended, pepetually unfinished textuality (...) »[2]. Mais la notion d’hypertexte est aussi employée en littérature, et notamment par Gérard Genette dès qu’il s’agit de « tout texte dérivé d’un texte antérieur par transformation simple [...] ou par transformation indirecte »[3]. Cependant l’hypertexte informatique reste différent de l’hypertexte littéraire. Selon Christian Vandendorpe, l’hypertexte informatique est plus proche de la notion d’intertexte puisque ce qui semble les caractériser tous deux est : « la perception par le lecteur, de rapports entre une œuvre et d’autres qui l’ont précédées ou suivies »[4]. Mais intertexte et hypertexte ne se confondent pas pour autant, l’intertexte étant « un fait de lecture » et l’hypertexte « une construction informatique de liens et de textes »[5]. Il s’agit pour l’hypertexte d’effectuer un remaniement de la vision que le lecteur a du texte. « The use of hypertext system involves four kind of access to text and control over it: reading, linking, writing and networking »[6]. L’hypertexte favorise en effet une certaine interactivité qui rend le lecteur tout à fait actif dans sa lecture. Celui-ci doit activer des liens, lui permettant de se diriger d’un bloc de texte (lexie[7]) à l’autre. Et c’est effectivement dans la possibilité de cliquer sur des liens que réside la différence fondamentale entre l’hypertexte et le texte « classique » : « Linking is the most important fact about Hypertext, particularly as it contrasts to the world of print technology »[8].

On peut alors s’interroger sur les capacités du roman papier à créer lui aussi des liens. Si l’on se penche sur l’acte de lecture on se rend compte qu’il est constitué d’un système de liens mentaux : à chaque signifiant présent dans le texte le lecteur doit associer un signifié, choisissant parmi les sémènes contenus dans les différents mots afin de produire du sens. Le lecteur, à la suite d’un choix, active une signification : il crée un lien. Le réseau intertextuel, créé par les différents textes, ou au sein même des textes, est aussi une manière de produire des liens, une sorte de réseau. Il est donc intéressant de voir à quel point l’hypertexte peut, de manière rétrocritique, éclairer certains modes de fonctionnement des textes que l’on a jusque là qualifiés de « classiques ». Ce n’est que très récemment que les critiques se sont mis à établir une liaison directe entre les théories littéraires et les mises en œuvre pratiques de l’hypertexte :

« L’alliance est prometteuse, bien qu’elle suscite déjà deux orientations très différentes. L’une est l’adaptation des structures et du vocabulaire technique de l’hypertexte dans l’analyse littéraire ; ce qui est en accord avec les invasions successives de la critique par des discours extérieurs (...). L’autre direction est le développement d’un nouveau genre d’écriture, composé en hypertexte ou hypermédia plutôt que sous la forme traditionnelle de l’imprimé. »[9]

C’est donc à l’aune de l’hypertextualité que certaines œuvres peuvent être très judicieusement abordées. Ainsi des romans comme Ulysses de James Joyce ou la nouvelle de Jorge Luis Borges Le jardin aux sentiers qui bifurquent, sont aujourd’hui qualifiés de « proto-hypertextes » en tant qu’ils possèdent en germe le fonctionnement fragmenté, réticulaire et circulaire de l’hypertexte. La comparaison avec l’hypertexte permet donc de soulever de nouvelles problématiques quant à la poétique des textes. En ce qui nous concerne nous nous pencherons sur le non moins problématique cas de House of Leaves de Mark Z. Danielewski.

Ce roman parut en 2000, possède la caractéristique, contrairement aux proto-hypertextes d’avoir été écrit à l’heure de l’hypertexte. Le rapprochement avec ce dernier n’est pas seulement justifié par la date récente de parution, mais par l’histoire même de l’écriture du roman. Même si House of Leaves a été en premier lieu rédigé sur papier, Danielewski déclare: « Despite my pencil pride, there’s no question that technology does have influence not just on the production end of things but on the writting process as well. »[10] De plus le roman a été publié sur Internet au fur et à mesure de son écriture, avant d’être édité par Pantheon Book. Il s’agissait, pour Mark Z. Danielewski d’exposer plus facilement à la critique d’un plus grand nombre de ses amis les pages qu’il venait d’écrire. « Friends wanted to know what this book was that I had been writing, and it was expensive to print out and ship across the country to someone who might look at it and say, oh, seven hundred pages, I don't want to look at this. »[11]. Par le bouche à oreille, l’adresse Internet du roman s’est diffusée, au-delà de la volonté de l’auteur : obtenant ainsi un certain succès auprès des internautes. House of Leaves n’est pas pour autant une hyperfiction, c'est-à-dire une fiction écrite sur support informatique du début jusqu’à la fin et destinée à garder ce support (CD rom, ou mise en réseau sur Internet). Le roman, une fois fini, a été retiré du réseau pour être publié sous le format papier. Toujours est-il qu’Internet fait partie de la création du roman, et a été employé comme source d’inspiration par l’auteur. Danielewski possède la volonté de créer un roman hybride né de l’influence contemporaine de l’hypertextualité et de la forme traditionnelle du livre papier. C’est donc à l’aune de cette ambivalence entre texte papier et texte hypertextuel que nous tâcherons d’aborder House of Leaves : un livre imprimé à la mise en page complètement originale et au mode de fonctionnement fragmenté, non linéaire, et réticulaire, une œuvre résolument contemporaine qui remet en question toutes les habitudes de conception de la textualité. Le lecteur est ainsi amené à réfléchir sur la littérature dans son évolution actuelle et dans les nouvelles influences qui sont les siennes. L’hypertexte offre donc « un autre modèle intellectuel, une autre conception de la textualité »[12] que Danielewski exploite dans son roman.

Il s’agit pour l’hypertexte fictionnel et pour Mark Z. Danielewski comme nous tâcherons de le démontrer, de :

« (...) bouleverser les schémas culturels qui guident notre lecture de la fiction : plus de fin ultime, plus de but assigné, plus de direction dominante du parcours, plus de déroulement linéaire de l’intrigue ; à la place, à tous moments, une multitude de bifurcations disponibles, une construction en plans de profondeur, un kaléidoscope de scènes et de motifs. La diégèse devient un nuage de possibles narratifs, au lieu d’une chaîne logiquement réglée à partir de la fin.»[13]

Ainsi cette nouvelle technologie semble avoir le pouvoir de remettre en question nos conceptions de la textualité, et House of Leaves parait être le roman témoin de cette mutation. En effet l’œuvre de Danielewski semble donner les bases d’une nouvelle réflexion sur les capacités, les défauts de chacun des deux médias et des discours qui leur sont attachés. L’univers de House of Leaves, délibérément syncrétique, porte en lui les germes d'une nouvelle écriture. Une écriture dénuée de certitudes, où tradition et modernité se mélangent au profit d’une réflexion métalittéraire sur les nouveaux enjeux à donner à la littérature. « The computer is simply the technology by which literacy will be carried into a new age »[14]. Il s’agit donc pour House of Leaves de créer une nouvelle pragmatique du texte, influencée par l’hypertexte, l’histoire littéraire mais aussi la société contemporaine à laquelle elle appartient. Nous chercherons donc à cerner cette nouvelle poétique hybride du texte que l’on trouve chez Danielewski. C’est à l’aune de l’hypertexte et du livre imprimé que nous considérerons House of Leaves. La démarche particulière de comparer un roman papier au nouveau medium qu’est celui de l’hypertexte constitue en soi un mode de recherche particulier et hybride. Il est utile de clarifier ce terme qui est actuellement employé en lien avec des disciplines très différentes comme la biologie ou l’ethnographie.

« The term « hybrid» has been generalized to refer to any recognizable entity that is made up of elements drawn from multiple sources. A hybrid is of particular interest where its elements are derived from heterogeneous sources, or it is composed of elements of different or seemingly incongruous kind. »[15]

Il s’agira donc pour nous d’étudier comment House of Leaves se fait hybride en empruntant des éléments à la fois propres au livre et d’autres propres à l’hypertexte. Quel est l’apport en matière de textualité de cette hybridation entre hypertexte et roman papier ? Quel en est l’enjeu ? Quelles sont les conséquences d’une telle création en matière de conception littéraire? S’agit-il de pousser la littérature aux limites de sa potentialité, ou d’en créer de nouvelles non évaluées jusque là pour la littérature ?

Nous verrons que le rapport le plus flagrant entre l’hypertexte et House of Leaves réside dans la présence d’une structure commune dont les points de convergence sont la production de liens engendrant la création d’un réseau, et amenant à reconsidérer de manière nouvelle les relations existantes entre auteur et lecteur. L’étude d’un fonctionnement structurel commun au niveau textuel constitue une première base pour la comparaison de House of Leaves et de l’hypertexte. Le lecteur contemporain est enfant du multimédia, du jeu vidéo, du cinéma, où le mouvement, le changement, la pluralité règnent en maître. Avec l’avènement d’Internet, les intérêts sont mobiles, fugaces, le monde dans sa diversité est à portée de clic. House of Leaves témoigne, à travers sa textualité hybride, de cette culture cosmopolite et multimédiatique. Le roman intègre alors l’aspect multimédia propre à notre société en incluant à sa textualité le cinéma, la musique et l’image. Il exerce alors un acte de remédiation. Selon Bolter et Grusin[16], les médias s’approprient les techniques, les formes, les contenus des autres médias dans le but de rivaliser ou de les actualiser. L’étude de la remédiation intègre une forme de dialectique qualitative du médium : « Each new medium is justified because it fills a lack or repairs a fault in its predecessor, because it fulfills the unkept promise of an older medium.»[17] Le cas de House of Leaves apparaît alors particulier par son « anachronisme » : le livre remédiant des médias ultérieurs. Nous étudierons donc ce travail de remédiation opéré par Danielewski à travers l’étude de l’aspect multimédia du texte et de la réflexion en matière de jeu médiatique qui lui incombe. Le roman a en effet tout à fait conscience de l’acte de remédiation qu’il propose, intègre, thématise et parodie. House of Leaves est formellement un hybride en même temps qu’il met en lumière un discours sur l’hybridité. On s’interrogera alors sur l’enjeu de la création d’un tel hybride en matière de conception de la textualité et sur la place à donner a un tel roman dans « l’écologie » médiatique et littéraire contemporaine. Il s’agira de considérer les enjeux littéraires de l’hypertexte afin de comprendre ceux de la création d’un roman hypertextuel imprimé. L’hypertexte selon certains critiques comme MacLuhan, Landow[18], Negroponte[19], incarne la mort du livre. Cependant le roman de Danielewski met à mal l’utopie hypertextuelle en se montrant capable d’intégrer les mêmes caractéristiques que ce média. Il s’agit alors pour le roman de célébrer de manière dialectique et paradoxale les fonctions hypertextuelles dans un livre. Le medium livre est ainsi élevé à la hauteur des attentes du lecteur contemporain au même titre que l’hypertexte. L’hybridation de House of Leaves en fait une œuvre en accord avec la culture de son époque : celle des œuvres artistiques performatives et de la cyberculture.



[1] Vannevar Bush, « As we may think », The Atlantic monthly, Juillet 1945.

[2] « Un texte composé de blocs de mots (ou images), liés électroniquement par de multiples chemins, chaînes, ou pistes, dans une textualité ouverte, sans cesse inachevée », George P. Landow, Hypertext 2.0 –The convergence of contemporary critical theory and technology, The John Hopkins University Press, Baltimore & London, 1997, p.3.

[3] Gérard Genette, Palimpseste, Seuil, 1982, p.14.

[4] Christian Vandendorpe, Du papyrus à l’hypertexte essai sur les mutations du texte et de la lecture, édition Paris : la découverte, 1999, p.32

[5] Ibid, p.45.

[6] « L’usage d’un système hypertextuelle implique quatre types d’accès au texte et de contrôle sur ce dernier: la lecture, le lien, l’écriture, et l’établissement d’un réseau de relation », George P. Landow, Hypertext 2.0 –The convergence of contemporary critical theory and technology, The John Hopkins University Press, Baltimore & London, 1997, p.285.

[7] Le mot “lexie” est emprunté à la terminologie de Barthes.

[8] « Le lien est fondamental en ce qui concerne l’hypertexte, tout particulièrement parce qu’il contraste avec le monde de l’imprimé », George P Landow, « What’s a critic to do ? Critical theory in the age of Hypertext » Hyper/Text/Theory, Sldr. George P. Landow, The John Hopkins University Press, Baltimore and London, 1994, p.6.

[9] Paul Delany, « L’ordinateur et la critique littéraire : du Golem à la textualité Cybernétique », Littérature, édition Larousse, n°96, Déc. 1994, p.12-13.

[10] « En dépit de ma fierté envers le crayon, il est indéniable que la technologie a influencé non seulement le mode de production, mais aussi le processus d’écriture », Mark Z Danielewski, Haunted House, An Interview with Mark Z. Danielewski, Conducted by Larry McCaffery and Sinda Gregory, Critique 44, 2003.

[11] « Des amis voulaient savoir en quoi consistait ce livre que j’étais en train d’écrire. Et il aurait été cher d’imprimer le livre et de l’envoyer à l’autre bout du pays à quelqu’un qui allait peut être le regarder et dire : oh sept cents pages, je ne vais pas lire ça ! », Mark Z Danielewski., Profile, by Eric Wittmershaus:

http://www.flakmag.com/features/mzd.html

[12] Jean-Louis Lebrave, « Introduction », Genesis, n°5, Jean-Michel Place- Archivos, 1994, p.7.

[13] Jacques Fontanille, Critique de la lecture informatique, Université de Limoges, 2003,

www.arts.uottawa.ca/astrolabe:articles/art0012. htm

[14] « L’ordinateur est simplement la technologie grâce à laquelle la littérature sera conduite vers une nouvelle ère », Jay David Bolter, Writing space: the computer, hypertext, and the history of writing, Hillsdale, N. J: Lawrence Erlbaum, 1991, p.237.

[15] « Le terme « d’hybride» a été généralisé pour se référer à toute entité reconnaissable qui est constituée de plusieurs éléments provenant de multiples sources. Un hybride possède un intérêt particulier quand ces éléments dérivent de sources hétérogènes, ou quand il est compose d’éléments différent ou paraissant incongrus. », Roger Clarke, « Hybridity –elements of a theory», Ars Electronic 2005, Hatje Cantz, 2005, p.30.

[16] Jay David Bolter et Richard Grusin, Remediation: understanding new media, MIT Press, Cambridge (Massachussettes) et London, 2000.

[17] Ibid, p.60.

[18] George P. Landow, Hypertext 2.0 –The convergence of contemporary critical theory and technology, The John Hopkins University Press, Baltimore & London, 1997

[19] Nicholas Negroponte, Being Digital, New York Vintage, 1995.

1 commentaire:

Côme Martin a dit…

Bonjour,
travaillant actuellement (entre autres) sur House of Leaves - mais sur un autre aspect, celui des relations entre texte et image - vos sujets m'intéressent évidemment énormément. Y a-t-il une possibilité de consulter vos travaux quelque part ? Ou mieux encore, d'obtenir une copie électronique de ceux-ci ?
N'hésitez pas à me contacter par mail pour continuer cette discussion : come.martin@gmail.com

Cordialement,
Côme Martin