jeudi 26 novembre 2009

Pour un livre hybride (troisième partie) : Level 26 : Dark Origin d’Anthony E. Zuiker, un « digi-novel»

Level 26 : Dark Origin est le premier tome d’une trilogie co-écrite sous forme de « digi-novel» par Anthony E. Zuiker, réalisateur de la célèbre série américaine CSI, et le romancier et scénariste Duane Swierczynski. Le roman est sorti le 8 septembre 2009 aux États-Unis. Zuiker a établi un plan de 60 pages que Swierczynski, spécialiste du roman noir, a rédigé. Le roman s’accompagne aussi des illustrations en noir et blanc de Marc Ecko, dans un style proche de celui de la bande dessinée, qui donnent indéniablement le ton du roman, entre cynisme et violence.



Level 26 est augmenté d’un péritexte très présent, constitué principalement d’un site Internet créé par le concepteur du site de lonelygirl15 (http://www.lg15.com/), le blogue d’une adolescente qui a suscité un véritable engouement sur YouTube de 2006 à 2008 et s’est avéré être complètement fictif. On y retrouve une foire aux questions, un forum, les actualités liées au roman, une revue de presse, mais surtout le point d’accès aux vidéos qui font parties intégrantes du roman. En effet, à toutes les 20 pages, le lecteur se voit proposer un code qui lui permet, via le site Internet, d’accéder à des « cyber bridges » : des vidéos d’environs 3 minutes qui viennent à la fois illustrer et compléter l’expérience de lecture. Pour voir ces vidéos, le lecteur doit s’être préalablement créé un compte. Chaque utilisateur possède un profil, un avatar, a la possibilité de se créer un réseau d’amis, de publier des photos et des vidéos, et se voit attribuer un compte de messagerie. Le site Web propose aussi des blogues, des concours et défis pour les lecteurs de Level 26. Le roman est présent sur Twitter et disponible en version pour Ipod Touch et Iphone dans une esthétique très proche de celle des Vooks [1], ainsi qu’en version numérique pour le Kindle, disponible chez Amazon. Dans l’univers de l’édition numérique, Level 26 ratisse très large. Le mandat de Zuiker se veut ambitieux et sans ambages :

Level 26 takes the best features of books, film and interactive digital technologies and roll them all into a raw, dark, and intense storytelling experience we’re calling the world’s first « digi-novel ».

Level 26 nous propose ainsi la sombre et classique histoire d’un tueur en série hors normes, poursuivi par des agents spéciaux du FBI. Les criminels seraient catégorisés en 25 niveaux :

It is well-known among law enforcement personnel that murderers can be categorized as belonging to one of twenty-five levels of evil, from the naive opportunists starting out at level 1 to the organized, premeditated torture-murderers who inhabit level 25.
What almost no one knows –except for the elite unnamed investigations group assigned to hunt down the world’s most dangerous killers, a group of men and women accounted for in no official ledger- is that a new category of killer is in the process of being defined. Only one man belongs to this group.
His targets : Anyone.
His methods : Unlimited.
His alias : Sqweegel.
His classification : Level 26.

Les policiers sont sur le point de découvrir un nouveau niveau d’horreur incarné en la personne de Sqweegel, décrit de manière imagée comme un « full body latex condom », contorsionniste grotesque et reptilien, sadique et imbu d’une idéologie de pureté douteuse. Le personnage principale, tout aussi sombre que cette histoire, est subtilement nommé Steve Dark. Il doit s’engager dans un chasse à l’homme, qui prend pour lui un tour très personnel puisque Sqweegel, qui a autrefois décimé sa famille adoptive, s’apprête à s’attaquer à sa femme, l’insipide et enceinte Sibby. Si le scénario est on ne peut plus stéréotypé et s’enlise le plus souvent dans une surenchère glauque de sexe et de violence (souvent très gratuits), on ne peut nier que le suspens fonctionne quand même. L’univers de CSI est présent à travers une écriture qui se fait souvent cinématographique, notamment grâce à des procédés de focalisation qui ressemblent indéniablement a des champ-contrechamp, mais aussi grâce aux scènes, écrites et vidéos, qui se passent dans un laboratoire d’analyse. Si leur intégration apparaît cousue de fil blanc, elles ont l’avantage commercial d’attirer les nombreux fans de la série de CBS vers la lecture de ce roman.

Le Digi-novel

Passé le coté thriller bon marché, l’expérience proposée par Level 26 se rapproche de ce qu’on pourrait appeler un livre hybride : un livre branché (dans les deux sens du terme) ou augmenté, dont l’hybridation se produit au niveau de son statut médiatique. Level 26 est sans doute plus un Vook (vidéo-book) que les susnommées œuvres proposées par Simon & Schuster. Le redondant « digital cyber bridge », surenchère technologique de l’onomastique, est ici cependant tout à fait intéressant. Ces ponts vidéo profitent de la rupture que constitue un changement de chapitre pour offrir une alternative médiatique au lecteur, tout en limitant l’interruption de l’immersion fictionnelle. Ces petites vidéos, dans lesquelles on reconnaît le style de la série télévisée CSI, ont été tournées pour 200,000 dollars. Les acteurs qui y jouent ont pour certains été déjà vus dans bons nombres de films ou séries (Michael Ironside, Glenn Morshower, Bill Duke particulièrement). Les vidéos sont insérées diégétiquement de différentes manières. La première vidéo met en scène un film envoyé aux protagonistes du récit par Sqweegel, que le lecteur peut lui aussi voir, partageant ainsi l’expérience des personnages. Parfois les vidéos nous permettent d’écouter un message téléphonique émis par le tueur, de découvrir un message texte, un courriel ou un lien vers un journal en ligne, dans un pêle-mêle de mise en scène des différents moyens de communication contemporains. Si les différents contextes d’insertion des vidéos sont intéressants, par leur recherche d’une certaine diversité, ils possèdent néanmoins un aspect pour le moins racoleur. Si le lecteur qui regarde les vidéos sur le site de Level 26 obtient une certaine avance par rapport à la compréhension de l’intrigue, le visionnage n’est pas obligatoire puisque les lacunes engendrées par ce non-visionnage sont vite comblées dans le roman par des descriptions de ces vidéos. Le livre a en effet une certaine autonomie : on peut le lire sans regarder les vidéos. Mais dès lors que le lecteur joue le jeu du dispositif, certains passages deviennent redondants et on ne peut que regretter cette ultime négation de ce qui fait la vraie originalité (et certainement la seule) de l’«expérience » Level 26. Il n’y a que la dernière vidéo qui privilégie véritablement le lecteur multimédia et crée le suspens vis-à-vis du prochain tome de la série.



Un snuff roman


Au-delà de la relation texte/vidéo, la qualité des séquences filmiques est parfois très discutable. L’omniprésence de filles à demi nues et de violence filmée en gros plan est relativement insupportable. Zuiker essaye inlassablement de faire dans le trash et sombre par là même dans le ridicule et le stéréotype. Ce qui nous conduit au premier mot de passe donnant accès à une vidéo, snuff, est un mot loin d’être innocent considérant la nature de la vidéo qu’il engage, voire la totalité du roman. Les Snuff movies (ou Snuff films) sont des films courts souvent mal filmés qui mettent en scène un meurtre réel, très souvent précédé de pornographie. Si nous n’avons pas affaire à un véritable snuff (puisque Level 26 propose des vidéos de fiction) l’esthétique du genre est toutefois bien présente. La caméra se fait parfois tremblante et subjective, particulièrement quand il s’agit de la mise en scène des meurtres perpétrés par l’inénarrable Sqweegel. Deux composantes sont essentielles dans le snuff movie: la mort et l’image. Dans Level 26 tout est dans la monstration de l’horreur et dans le réalisme de ces images : là est l’esthétique recherchée par Zuiker. Le coté voyeuriste est notamment accentué par des scènes filmées de manière amateur, en noir et blanc, dans un style proche de la caméra de vidéo de surveillance. Laborieux ! résumerons-nous.

Un roman 2.0 : la communauté Level 26

Le roman est aussi l’objet de la formation d’une véritable communauté de fans via le site Internet. Zuiker y lance régulièrement des défis à son lectorat afin, qu’il fasse de la publicité à son œuvre, mais aussi qu’il contribue aux recherches qui seront à l’origine du prochain opus de Level 26 :

Recently, we met with EQAL and Team Level 26 to discuss how to take Level26.com to the next level. We collectively decided that we’d like Level 26 to be the “one stop” crime destination on the Internet. The Huffington Post of crime, if you will. Since I am the creator of the CSI franchise, the goal of this site is to bring Level 26 to a broader audience, champion the deputies, and open the site up to a more crime-centric audience. When a crime goes down in the world, I want people to say to themselves “Level 26 will have it covered A to Z. [2]

Ces contributions sont organisées sous forme d’un concours qui s’étend sur une dizaine de semaines et implique la formation d’équipes de lecteurs, à la tête desquelles se trouve un « député ».

A “Level 26 Deputy” is an ambassador of the Level 26 Digi-Novel. He/she is a fan of Level 26: Dark Origins and a fan of Anthony E. Zuiker. They treat the site as if it were their own. They tweet (…)daily, post new info on their Facebook pages weekly, talk to their local bookstores, and spread word of mouth in social settings. (…) . They spend an hour on the weekend “Direct Messaging” members who have not uploaded a picture on their profile pages. They participate in every weekend “Community Contest”. They defend the project when the haters show their faces. In short, they are on the site every day having fun and getting others involved. They are really part of something because they love it

La récompense de cette implication sacerdotale à Level 26 (voire à Zuicker) est un voyage en Californie afin d’assister au tournage des scènes du deuxième tome, Level 26 : Doppelganger of Darkness et de figurer dans une de ses vidéos. La culture de fan est donc créée de toutes pièces et nourrie par le créateur du roman lui-même à travers le site, ce qui entraîne des participations à la fois comiques et quelque peu troublantes, telle que celle de cette jeune femme qui exhorte littéralement le spectateur de sa vidéo enregistrée sur YouTube, à adhérer à son équipe et à diffuser les aventures de Sqweegel : « Breath it, Eat it. Sleep with it. Be level 26, Yeah ! (…) we gonna promote the shit out of it ! »:



L’enrôlement à but commercial est flagrant, et un tantinet dérangeant. Zuiker cherche avant tout, et de son propre aveu, à toucher ce qu’il appelle « la Génération YouTube » [3]. Il offre son Digi-Novel comme un compromis : un livre pour la génération numérique qui bouderait la lecture.



Avoir recours à l’interactivité et à l’hypermédia pour attirer un lectorat est une démarche très compréhensible dans le contexte contemporain. D’un point de vue commercial, ceci n’a rien d’absurde, et du point de vue littéraire, la création de nouveaux dispositifs hybrides comme le Digi-Novel et ses cyber-bridges possède un potentiel indéniable. Toutefois au niveau du contenu, le problème se répète (les Vooks de Simon & Schuster corroborent aussi cette impression) : qu’est-ce qu’un dispositif intéressant s'il est mis au service de fictions médiocres ? Cette question, inévitable à l’heure actuelle, est soulevée dans bons nombres de romans se voulant originaux, nouveaux, expérimentaux dans leurs usages reliés à la technologie. L’hybridation médiatique des textes littéraires pose la double question de sa qualité médiatique (en tant que dispositif) et littéraire. L’un ne peut aller sans l’autre et c’est dans la réconciliation de ces deux pôles que se trouve le véritable enjeu de la création contemporaine. Les exemples choisis dans cette série de délinéaires sur la recherche du livre hybride, ont fait l’objet d’un regard très critique, il est nécessaire de le confesser. Les Vooks, Calaméo et Level 26 forment alors en quelque sorte des contre-exemples vis-à-vis du renouveau de la création littéraire. Ce qui n’enlève rien à la pertinence de s’interroger sur leurs pratiques, quand bien même les réflexions qu’elles engendrent se font par la négative. Il est important de noter pour conclure que toutes les hybridations médiatiques du texte littéraires ne sont pas mises au service de la médiocrité, on peut trouver d’excellents auteurs dont la créativité médiatique et littéraire est mise en œuvre pour le mieux. Il s’agit alors de se référer à P.A. de Renaud Camus (1997), à Corpus Simsi de Choé Delaume (2003), ou encore Tokyo d’Eric Sadin (2005).

[1] À ce sujet, se référer à Pour un livre hybride (première partie) : les « Vooks » de Simon & Schuster et Atria

[2] Anthony E. Zuiker, http://www.level26.com/tlc_units/list/2/3, (consulté le 17 novembre 2009).

[3] «Level26 : un polar d’un autre niveau», Libération, 28/09/09, En ligne : http://www.liberation.fr/culture/0101593747-level-26-un-polar-d-un-autre-niveau

lundi 9 novembre 2009

Pour un livre hybride (seconde partie) : Calaméo et ses publications interactives

Calaméo, créé par Jean-Olivier de Bérard et Mathieu Quisefit en 2008, est un site Internet qui propose à la fois de diffuser et de créer des publications interactives. Il est très facile d’y produire des œuvres visuellement réussies, on peut exporter des fichiers PDF, Word, Excel, PowerPoint ou provenant d’OpenOffice et ainsi constituer des documents flash aux formats variés : des magazines, des brochures, des catalogues de vente, des rapports annuels, des plaquettes de présentation, des livres d'art, des bandes dessinées mais aussi des romans et des partitions. Le document est publié sous la forme d’un « livre » numérique que l’on peut feuilleter, annoter et dans lequel on peut insérer des marque-pages. Les ouvrages disponibles sont consultables depuis n'importe quel navigateur. Il existe différents paramètres de personnalisation : il est possible de sélectionner la dimension, de choisir à quel endroit seront redirigés les clics effectués sur le lecteur et d’ajuster le défilement automatique des pages. L’utilisateur peut zoomer sur les documents, les télécharger, les imprimer, commenter et noter les publications. Le lien du document peut aussi être transmis aux potentiels lecteurs et être archivé dans le site. De plus, Calaméo offre un lecteur exportable qui permet d’intégrer les documents en version miniature dans tout blogue ou site Web. Il est disponible en plusieurs langues, à l’origine en français, anglais et espagnol, il s’est étendu aux domaines allemand, italien, portugais et japonais, et dernièrement au chinois, russe et coréen.

Si, à l'origine, Calaméo a été inventé pour permettre aux scientifiques de partager leurs données, il est aujourd’hui accessible à tous les utilisateurs. Il s’agit avant tout d’un site participatif qui, à la différence des services de Google et de la BNF, propose des oeuvres exclusivement apportées par les utilisateurs. Les posteurs doivent donc s'abstenir de diffuser des ouvrages protégés par le droit d'auteur sous peine de désactivation de leur compte. Un des objectifs est de créer une bibliothèque libre. Les utilisateurs doivent être enregistrés sur le site afin de pouvoir publier leurs documents, ils peuvent alors aussi constituer une bibliothèque personnelle de leurs publications préférées. Il est possible de souscrire à un abonnement payant pour avoir accès à plus de fonctionnalités. Les objets produits dans Calaméo ont un rendu excellent, la lecture en est fluide et confortable. La possibilité d’insérer des images, des liens et même des vidéos rend le projet particulièrement intéressant. L’interface est facile d’accès du point de vue de la création comme du point de vue de la lecture.

Ainsi, si le Vook n’avait du livre que ses trois dernières lettres, Calaméo nous met face à une autre problématique. Nous avons en effet affaire sur ce site à des « livres » dont on peut tourner les pages, entendre le froissement du papier et auquel il ne semble manquer que l’odeur de l’encre fraîche. Cependant, Calaméo ne propose qu’une image numérique du livre, une figure du livre. Il s’agit d’un autre symbole de notre période de transition médiatique : le livre à l’écran, comme objet transitoire entre la culture du livre et celle de l’écran. Ce qui nous conduit à nous interroger sur le statut livresque des objets créés dans Calaméo. Curieusement, dans la présentation du site, il n’est question nulle part de livre, nous sont plutôt proposées des « publications numériques interactives ». S’il est vrai que la forme du livre peut apparaître tacitement à travers le mot « publication », l’absence de référence directe au livre dans le petit guide d’introduction (http://fr.calameo.com/, visite guidée) semble une piste intéressante dans le cadre de notre réflexion sur les livres hybrides. Ainsi, contrairement au Vooks, Calaméo ne joue pas de manière frontale sur la nostalgie du livre ; s’il en découle indéniablement, il ne l’énonce pas directement. Calaméo semble donc produire des figures du livre qu’il ne revendique pas, quand le Vook revendique son statut livresque alors que d’un point de vue médiatique il n’a rien du livre. Calaméo crée une forme de livre high-tech, qui intègre images, textes, sons et vidéos : une dimension multimédia propre à l’Internet mais étrangère au livre en tant que tel. Ce contenu interactif, pour fonctionner, pourrait résolument se passer de la figure du livre, qui est gadget dans le contexte de la publication numérique. Pour valoriser les œuvres et informations publiées il n’apparaît en effet aucunement nécessaire de mettre en scène des pages qu’on peut feuilleter du bout du curseur. Si la figure du livre subsiste ici c’est qu’elle appartient de manière indiscutable (et non discutée dans le cadre de Calaméo) à l’imaginaire et à la tradition de la publication. Toute publication semble encore sans valeur si elle ne résulte pas dans la production d’un livre, fut-il numérique. Cette logique est, dans le cadre de Calaméo, si tacite, si intégrée que les concepteurs du site ne semblent pas avoir ressenti le besoin de faire de références au livre. Le site parlera donc de « feuilleter interactif » ou de « lecture numérique ». Il s’agit finalement, et au dire des tenants de Calaméo de « publier avec classe », ou plus véritablement de produire un livre augmenté du clinquant technologique.


Calaméo et le Vook ont indéniablement des relations ambiguës à l’objet livre, une ambigüité symptomatique de la période dans laquelle nous vivons. Avec le Vook on a affaire à des éditeurs qui produisent des œuvres hypermédiatiques non assumées et revendiquées comme livre. Tandis qu’avec Calaméo on a affaire à des créateurs Web qui produisent des figures de livre mais ne revendiquent que leur statut numérique.

Reprenons la définition de la figure selon Bertrand Gervais :

Elle [la figure] ressemble à quelque chose que le sujet reconnaît d’emblée, elle a donc une dimension mimétique, que cette ressemblance soit d’origine iconique dépend de conventions. (…) Elle est pour le lecteur, pour tout sujet, un objet d’investissement et le résultat d’un processus d’appropriation. Elle existe uniquement intégrée à une dynamique où elle est à la fois foyer de l’attention et principe permettant à des significations de s’imposer et à des interprétations de se déployer. [1]

La dimension mimétique de la figure déployée est d’autant plus forte dans le cadre de Calaméo que l’on a affaire à une simulation du livre. La figure et la simulation se superposent ici de manière très intéressante. Simuler c’est feindre, adopter les attitudes et les comportements d’un être ou d’une chose. Il s’agit résolument d’une forme d’imitation, ici réalisée par un processus de modélisation numérique. Si Calaméo produit des figures du livre, par le recours à l’imaginaire du livre qui est présent du point de vue des concepteurs comme de celui des utilisateurs, il crée aussi une simulation de son objet. Simulation et figure ont des points communs tout à fait fascinants dans la mesure où toutes deux font appel à l’imaginaire et sont basées sur une absence. En effet, la figure reste toujours ancrée dans un imaginaire de la perte, qui est celle de l’objet qui la fonde. Une figure est un objet du monde dont la valeur sémiotique a été déplacée et réinvestie afin de refléter un travail de reconstruction. Si dans le Vook on retrouvait une figure du livre, nous n’avions pas affaire à une simulation du livre, contrairement à Calaméo. Le Vook faisait appel au livre, à sa figure, à son imaginaire, ou à son aura et se cachait derrière cela pour produire de l’hypermédia. Calaméo, lui, le simule. En faisant cela, il joue aussi de l’imaginaire du livre mais sa démarche à d’autres implications : elle ne revendique pas directement la culture du livre, on l’aura vu, mais elle la numérise, joue de ses qualités, Baudrillard dans Simulacre et Simulation [2] dirait qu’elle annihile la « réalité » du livre. Par la simulation du livre, Calaméo propose en effet un double, tel que Baudrillard peut le théoriser dans ses analyses du clonage ou de l’hologramme :

De toutes les prothèses qui jalonnent l’histoire du corps, le double est sans doute la plus ancienne. Mais le double n’est justement pas une prothèse: c’est une figure imaginaire qui, telle l’âme, l’ombre, l’image dans le miroir hante le sujet comme son autre, qui fait qu’il est à la fois lui-même et ne se ressemble jamais non plus, qui le hante comme une mort subtile et toujours conjurée. [3]


Le double, la simulation de l’objet, est une figure de l’imaginaire, ce qui rejoint notre hypothèse d’une superposition de la figure et de la simulation dans le cadre de Calaméo. La figure et la simulation sont basées sur une absence. Les figures du livre selon Bertrand Gervais « (…) viennent signaler la perte anticipée du livre. Le livre s’y absente. Le livre y est déjà absent. »[4]. Si l’on met côte à côte la figure du livre et la simulation du livre comme un double dans Calaméo, les mots de Baudrillard prennent alors une grande résonnance :

Ainsi partout nous vivons dans un univers étrangement semblable à l’original – les choses y sont doublées par leur propre scénario. Mais ce double ne signifie pas, comme dans la tradition, l’imminence de leur mort – elles sont déjà expurgées de leur mort, et mieux encore que de leur vivant; plus souriantes, plus authentiques, dans la lumière de leur modèle, tels les visages des funerals homes. [5]

Il s’agit aussi de penser Calaméo comme quelque chose de plus souriant, plus authentique, dans la lumière de son modèle. Calaméo présente des livres d’aucun qualifieraient de cool [6], ou, comme nous l’avons dit plus haut, augmenté du clinquant technologique : des livres presque plus vrais que nature et dont les pages produisent plus de bruit en se tournant que le font normalement celles des livres de papier. Nous avons affaire dans une certaine mesure à des simulacres de livre, qui interrogent la disparition de leur objet fondateur. Si Calaméo produit résolument des simulations on peut se demander dans quelle mesure il s’agit d’un simulacre. Le procédé du simulacre est en effet différent de la simulation, d’abord parce qu’il ne copie pas l’original à l’identique, mais aussi parce qu’il s’en détache pour finalement le remplacer et en proposer une forme altérée. Si interroger le livre simulé dans Calaméo à la lumière du simulacre est intéressant, la question de son statut, entre simulation et simulacre, reste cependant ouverte, car chez Baudrillard, le simulacre est mortifère et il est difficile d’adhérer complètement et littéralement à cette proposition. L’existence de ce double, de cette simulation, est indéniablement le symptôme d’un bouleversement actuel du statut social et médiatique du livre, mais il semble, du moins pour le moment, prématuré de faire sonner le glas. Si ce double appartient à un imaginaire de la fin, tel que la figure du livre le sous-tend, ceci n’implique pas que cette fin se réalise. D’autant que nos sociétés ont connu d’autres périodes de transition médiatique, qui n’ont pas vu les anciens médias disparaitre complètement, il ne semble pas qu’il y ait véritablement de logique substitutive dans l’histoire des médias. Les qualités de fossoyeurs propres à Baudrillard écartées, nous restons tout de même face à la problématique de la simulation et de la figure du livre en hypermédia. Si l’objectif de cette série de réflexion est la recherche du livre hybride, il semble que ni le Vook ni Calaméo ne puissent convenir puisque, chacun à leur manière, ils évacuent fondamentalement, sinon l’existence du livre, une véritable réflexion sur son hybridation médiatique. Nous nous intéresserons dans le prochain délinéaire à Level 26 de Anthony Zuiker, qui, lui, propose un roman publié sous forme de livre, le vrai : en papier et en encre, mais mis en relation avec un site Web qui propose des vidéos... À suivre…

[1] Bertrand Gervais, Figures, lectures : logiques de l’imaginaire T. I., Montréal, Le Quartanier, 2007, p. 165.

[2] Jean Baudrillard, Simulacres et Simulation, Paris, Editions Galilée, 1981.

[3]Ibid., p. 145.

[4] Bertrand Gervais, Figures, lectures : logiques de l’imaginaire T. I., Op.cit., p. 159.

[5]Jean Baudrillard, Simulacres et Simulation, Op.cit., p. 24.

[6] Dans son essai The Rhetoric of Cool: Composition Studies and New Media, Jeff Rice propose une nouvelle rhétorique qu’il qualifie de “cool” pour comprendre les nouvelles pratiques de création et d’écriture dans le cadre des nouveaux médias. Jeff Rice, The Rhetoric of Cool: Composition Studies and New Media, Southern Illinois University Press, 2007.